Un peu voûté avec de grosses lunettes, un homme âgé, un peu tassé, chemine dans une ville de bord de mer grise, un porte-conteneurs au loin. On le voit assis seul à table devant la télévision. Qui est-il ? Où sommes- nous ?
Dans une ville du sud au bord de la mer, une femme et une enfant assise dans leur salon, regardent dehors. Les mêmes questions se posent plus une autre : quels sont les rapports entre les deux images ?
La page suivante répond à nos interrogations. La fille interpelle Papipa, son grand-père maternel. Elle lui écrit et on comprend la rupture entre sa mère et son grand-père ; les villes Marseille pour elle, le Nord pour lui. Les personnages sont posés, la situation aussi. A regarder l’illustration de près, on découvre des indices utiles pour la suite, mais sans doute insignifiants en première lecture pour la majorité des lecteurs. Un livre Les Années d’ Annie Ernaux, un film Avoir 20 ans dans les Aurès, un nom Sophie Calle, un portrait, occupent une table, un mur comme les petits cailloux d’un chemin secret. Une ligne discontinue part d’un répertoire d’où s’échappent des lettres qui rebondissent sur un clavier, sur du papier, sur des enveloppes. La fille écrit directement à son grand-père pour demander une explication, renouer le contact, en secret. Elle lui demande de raconter sa vie dans le Nord. L’image parle pour eux. Il est dans son fauteuil sous une couverture, elle est à plat ventre sur un tapis et tape sur une machine à écrire. On fait la connaissance d’Ibrahim, sa boîte aux lettres, son intermédiaire si le grand-père veut répondre incognito. On apprend le bonheur qu’elle éprouve à Marseille la bigarrée, vivifiée par d’autres cultures ; Marseille lui sert, un peu, de famille. L’histoire se noue autour de l’Algérie, si proche parmi les communautés marseillaises, par l’histoire de la guerre encore présente. Les lettres rythment l’approche respective des personnages : elle espère la présence de son grand-père pour son anniversaire… il ne vient pas ! Il lui fait un très beau cadeau et peu à peu, on approche de ce qui résiste. La dernière image est un quai de gare « j’ai hâte, hâte de te voir… »
La densité de cette approche du récit historique est d’une grande efficacité narrative où texte et images jouent une partition subtile. La lecture de l’image complète, renforce, supplée le texte qui éclaire tous les «trous » de cette histoire à reconstruire.
La finesse du dessin, l’architecture des espaces, la légèreté des crayons de couleurs, l’opposition entre le nord, le sud, tout dans le détail méticuleux des atmosphères, tout nous parle de la vie minuscule de ces personnages qui ne sont pas des héros et pourtant portent la grande Histoire. Roman historique et roman par lettres, Anne Cortey et Carole Chaix signent ensemble un grand album, émouvant et juste.